Saison 2018-2019 – Accademia dell’Annunciata

Mercredi 9 janvier 2019 à 20h30
Auditorium Saint-Pierre des Cuisines


« Un Italien à Londres »


Confronter Giuliano Carmignola, l’un des plus brillants violonistes, à un ensemble de jeunes musiciens en cours de perfectionnement peut paraître ambitieux. Cette réalisation est pourtant la concrétisation d’un « projet à caractère culturel et formatif » qui repose sur des « expériences multiples » élaborées au sein de l’Accademia. Recherche, étude et pratique sont la base d’un apprentissage de nature philologique considéré comme fondamental « dans la croissance et la maturation de l’ensemble ». Placé sous la direction de Riccardo Doni, ce projet musical de haut niveau, porté par tous les musiciens, trouve ici un aboutissement des plus convaincants.

 

Interprètes

Giuliano Carmignolaviolon solo

Riccardo Doni – clavecin et direction

Violons I : Carlo Lazzaroni*, Victoria Melik, Carmen Munoz, Archimede De Martini

Violons II : Angelo Calvo*, Regina Yugovic, Pierfrancesco Pelà, Cristiana Franco

Altos : Maria Bocelli*, Filippo Bergo

Violoncelles : Marcello Scandelli*, Maria Calvo

Violone : Paolo Bogno

Luth : Elisa La Marca

Hautbois : Andrea Mion*, Arianna Zambon

Cor : Alessandro Orlando*, Antonino Patti

 

Au programme

J.C. Bach - Symphonie n°6 op. 6

C.P.E. Bach - Symphonie n°3 Wq 182 – Concerto en ré mineur Wq 22

F. Giardini - Concerto n° 2 et 3 op.15

C.F. Abel - Ouverture n°3 op.17

 

« Plongés avec délices dans nos anciennes habitudes, nous avons continué à jouir tranquillement des productions de Corelli, Geminiani et Haendel […] jusqu’à l’arrivée de Giardini, Bach et Abel, qui bientôt créèrent des schismes, et […] provoquèrent chez nous, en musique, une complète révolution du goût. »

Charles Burney, A General History of Music

 

En phase avec l’évolution de la société, les quatre compositeurs figurant au programme illustrent un moment particulier de l’histoire de la musique. L’œuvre de C.P.E. Bach, dont toute la carrière se déroule en Allemagne, reflète l’émergence d’un courant nouveau traversé par la double influence de l’Empfindsamkeit [sensibilité] et du Sturm und Drang [orage et passion]. Celles de J. C. Bach, C. F. Abel et F. Giardini, qui font le choix de s’installer à Londres, élargissent cette avancée par l’introduction de quelques tournures galantes plus plaisantes et fortement appréciées. En quelques années, cette période de transition marquée à la fois par la mise à distance du style baroque et l’avènement du style classique affecte profondément le langage musical pour le conduire aux portes du romantisme.

 

Au cours du XVIIIe, Londres devient une ville cosmopolite ouverte à toute forme d’expression artistique. La musique occupe une place de choix et de nombreux artistes étrangers, dont plusieurs italiens, viennent y séjourner ou s’y établir. Qu’ils soient chanteurs, instrumentistes ou compositeurs, ils brillent souvent par leur talent et leur goût d’entreprendre. Entre l’opéra italien longtemps représenté par G. F. Haendel et l’engouement suscité par les sociétés de concert, la vie musicale y est particulièrement florissante.

 

Johann Christian Bach (1735-1782)

Symphonie no 6 op. 6 en sol mineur

Allegro ~ Andante più tosto Adagio ~ Allegro molto

 

Extraite d’un recueil de six symphonies composées entre 1764 et 1769 et éditées chez Hummel à Amsterdam en 1770, la sixième est la seule écrite dans une tonalité mineure.

L’apport de J. C. Bach dans le domaine symphonique, où il fait figure de précurseur, n’est pas insignifiant. S’il conserve le découpage formel en trois mouvements, il fait usage de la forme sonate et du bithématisme encore peu répandu. En jouant sur les contrastes et les combinaisons de timbres subtilement réparties entre cordes et vents, il parvient à donner une densité nouvelle à l’écriture orchestrale. Cette pratique rappelle le principe de la « symphonie concertante », où un groupe d’instruments solistes dialogue avec l’orchestre, pratique que le compositeur aborde également. Loué pour la qualité de son expression mélodique il peut surprendre par certaines tensions appuyées et tournures dramatiques très proches de l’univers du Sturm und Drang dont cette symphonie, toute en mineur, se fait l’écho par certains aspects.

 

Surnommé le « Bach de Londres », J. C. Bach, dernier fils de J. S. Bach, se distingue par un parcours singulier en rupture avec les traditions familiales. En 1754-1755, après avoir étudié le clavecin et la composition à Berlin, auprès de son frère Carl Philipp, il part pour l’Italie. Attiré par l’art vocal, il approfondit sa formation auprès du Padre Giovanni Battista Martini – Mozart suivra également l’enseignement de ce dernier. J. C. Bach se tourne alors vers la musique religieuse et l’opéra tout en poursuivant la composition d’œuvres instrumentales. En 1762, engagé comme compositeur et chef d’orchestre, il se fixe à Londres avant d’être nommé Music Master de S. M. la reine Charlotte née princesse de Mecklembourg. Ses diverses activités lui valent une certaine admiration de la part du public et une reconnaissance appuyée du côté de ses contemporains. Habile compositeur au parcours atypique, peint par Gainsborough et apprécié de Mozart1, J. C. Bach est l’auteur d’un grand nombre d’œuvres qui reflètent les changements de styles de la période préclassique. Sa musique séduit par sa clarté, ses tournures élégantes, son caractère plaisant et son inventivité, signes distinctifs de cette période dite galante. Évitant toute surcharge, elle met cependant en évidence une réelle maîtrise de l’écriture et de la forme toujours justement équilibrées.

 

Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788)

* Symphonie no 3 en do majeur Wq 182

Allegro assai ~ Adagio ~ Allegretto

L’œuvre fait partie des six symphonies à cordes composées à Hambourg en 1773 et dédiées au baron Gottfried van Swieten, futur protecteur de Haydn et Mozart à Vienne, qui invita le compositeur à « se laisser complètement aller ».

 

* Concerto en ré mineur Wq 22 pour violon, cordes et basse continue

Allegro ~ Un poco andante ~ Allegro molto

[Ici interprétée dans la transcription du concerto pour clavecin, réalisée par Olivier Fauré. Il existe également une version pour flûte de ce concerto.]

 

 

C. P. E. Bach a toujours accordé une place importante au répertoire pour clavier avec ou sans orchestre. Dans ce domaine, plusieurs de ses concertos pour clavecin augurent de quelques belles innovations à venir. C’est le cas pour le Concerto Wq 22 daté de 1747 et composé à Berlin alors que C. P. E. Bach est Kammercembalist à la cour de Frédéric II.

 

Dans ces deux pièces, C. P. E. Bach laisse paraître les prémices d’un courant proche de la mouvance du Sturm und Drang. Tonalités sombres, modulations inattendues, nuances appropriées, silences éloquents, contrastes saisissants sont utilisés à dessein dans sa musique. À la virtuosité fougueuse des mouvements rapides s’opposent la grâce et l’expressivité des mouvements lents pour signifier, selon un précepte cher au compositeur, que « la musique ne doit pas remplir l’oreille mais mettre le cœur en mouvement ».

 

Musicien accompli et compositeur estimable, connu comme le « Bach de Berlin et de Hambourg » en référence aux postes successifs qu’il occupe, C. P. E. Bach s’inscrit dans ce courant qualifié de préclassique dont il est l’un des principaux représentants. Son œuvre abondante préfigure l’évolution des formes et du langage caractéristique de cette période charnière ainsi que les préoccupations stylistiques du classicisme viennois à venir, fortement incarné par J. Haydn et W. A. Mozart. En s’écartant du pur divertissement, son langage plus personnel s’inscrit dans l’attitude caractéristique de l’Empfindsamkeit qui cherche à traduire en musique les « affections de l’âme » capables de susciter des émotions.

 

Felice Giardini (1716-1796)

[Se voit aussi attribuer parfois le nom de Giardini ou Degiardino ou encore Dejardins]

 

* Concerto no 2 op. 15 en ré majeur pour violon et orchestre

Allegro ~ Adagio ~ Allegro assai

 

* Concerto no 3 op. 15 en do majeur pour violon et orchestre

Andante ~ Adagio ~ Allegro

Composé à Londres, l’opus 15 date de 1772 et réunit six concertos pour violon solo.

Par sa profonde connaissance de l’instrument qu’il a pratiqué toute sa vie, Giardini maîtrise parfaitement l’écriture violonistique, en connaît toutes les ressources techniques et musicales. En symbiose avec les différents styles alors en usage et l’indéniable science de l’écriture qu’il possède, il sait avec précision mettre en évidence les qualités mélodiques et dynamiques propres au violon pour en tirer, sans outrance, les meilleurs effets. Tout en respectant l’esprit symphonique et concertiste de l’époque, Giardini confère à l’orchestre une belle ampleur sonore que viennent rehausser les couleurs lumineuses confiées au pupitre des vents. Le soliste, de manière concertante, peut alors se fondre ou se détacher sans jamais rompre l’équilibre de l’ensemble.

 

Compositeur inventif encore trop méconnu, auteur d’une œuvre abondante et diversifiée, Giardini affiche une prédilection pour la musique instrumentale. Son attention se porte plus particulièrement vers la famille des cordes dont il cherche à obtenir les meilleures sonorités. Reconnu comme « le plus grand violoniste d’Europe », selon Burney, il « introduit une nouvelle façon de jouer » qui contribue à accroître l’influence de l’école italienne. Il joue un rôle important dans le développement de la musique de chambre, consacrant une attention particulière au quatuor et au trio.

 

Originaire de Turin, c’est à Milan qu’il poursuit sa formation musicale basée sur le chant, la composition et le clavecin dont il amplifie par la suite le côté concertant. Son attirance pour le violon le pousse à suivre les cours de Giovanni Battista Somis2, l’un des grands maîtres dans ce domaine. Après avoir occupé plusieurs postes de violoniste d’orchestre à Turin, Rome et Naples, il se destine à une carrière de soliste, parcourt l’Europe où « son jeu brillant » lui vaut de réels succès, notamment à Berlin et Paris. En 1750 il s’établit à Londres, obtient le soutien de l’aristocratie et prend à deux reprises la direction du King’s Theatre3. Il mène de front plusieurs activités gravitant autour de la musique mais aussi du théâtre. Sa collaboration fructueuse avec J. C. Bach et C. F. Abel lui permet de se produire en tant que soliste, compositeur et chef d’orchestre. Après un voyage en Europe dans les années 1784 – Rome, Naples et probablement Madrid, Lisbonne, Paris –, Giardini retourne à Londres. Âgé, confronté à un changement des mentalités et des goûts, il se rend en Russie où il meurt dans l’oubli et le dénuement.

 

Carl Friedrich Abel (1723-1787)

Ouverture no 4 op. 17 en do majeur pour orchestre et basse continue

 

Allegro maestoso ~ Andante ~ Allegro ma non troppo

Un grand nombre des compositions de C. F. Abel appartiennent au domaine de la musique instrumentale. Composées en 1783 (?) et qualifiées d’ouvertures, les six pièces qui constituent l’opus 17 sont en fait très proches de la forme « symphonie » telle qu’elle est pratiquée à partir de la seconde moitié du XVIIIeet qui a pu servir de modèle à J. Haydn et W. A. Mozart. Entre équilibre formel, richesses harmoniques et raffinement mélodique, Abel, compositeur inspiré, assume l’héritage d’une double influence. De belle facture, l’ensemble des ouvertures de l’opus 17 se rapproche de l’esthétique propre à la période classique. En s’appuyant sur la solidité des pupitres de cordes en formation quatuor, l’orchestration permet de mettre en valeur les timbres chatoyants des instruments à vent. Elle témoigne de l’originalité d’un style et d’une parfaite maîtrise de l’écriture « caractérisée par la beauté et la force de son expression ».

 

Natif de Köthen, C. F. Abel est initié à la viole par son père Christian Ferdinand Abel4, puis poursuit sa formation auprès de Bach à Leipzig avant de rejoindre en 1743 la cour de Dresde comme membre de la Hofkapelle dirigée par Johann Adolf Hasse, fervent adepte de la musique italienne. En 1758, fuyant la guerre de Sept Ans, Abel s’installe à Londres après un court séjour à Paris. Remarqué par ses qualités d’interprète et le souffle nouveau qui se dégage de sa musique, il obtient le titre flatteur de Chamber  musician de la reine Charlotte. Sa rencontre avec J. C. Bach, avec qui il se lie d’amitié, est déterminante. Ensemble, ils fondent en 1765 les Bach-Abel Concerts5. À la mort de J. C. Bach, Abel effectue un voyage en Allemagne, continue à composer et à faire valoir ses talents d’interprète. 1784 marque son retour à Londres où ses prestations sont toujours fort appréciées. Aujourd’hui injustement oublié, Abel s’est imposé comme l’un des derniers grands virtuoses de la viole. Il est aussi un compositeur fécond au vu de l’ensemble de son œuvre. Provoquant « une admiration profonde » de son vivant, son style très personnel, sobre, clair et limpide reste très expressif et revêt une certaine élégance apte à traduire les sentiments les plus variés.

 

1 Lors d’une tournée familiale européenne, Mozart, alors âgé de huit ans, séjourne à Londres d’avril 1764 à juillet 1765 où il rencontre J. C. Bach. En s’inspirant de son style, il compose ses premières symphonies et sonates. Dans une lettre de 1778 à son père, Mozart exprime sa reconnaissance, son estime et son affection pour J. C. Bach qu’il retrouve à Paris le temps d’une création. Dans un premier temps, certaines des œuvres de J. C. Bach et C. F. Abel ont d’ailleurs été attribuées à Mozart.

 

2 Compositeur et violoniste considéré comme l’un des grands maîtres du violon, G. B. Somis est salué comme l’« ultime perfection » par le Mercure français en 1733. Formé par A. Corelli, il est aussi le fondateur de l’école violonistique piémontaise. Parmi ses élèves figurent plusieurs violonistes français dont Jean-Marie Leclair et de nombreux italiens.

 

3 Autrefois situé rue Haymarket dans le district de St. James, The Queen’s Theatre devenu The King’s Theatre en 1714 est dévolu à lopéra. La majorité des grandes œuvres de G. F. Haendel y ont été créées lors de son séjour à Londres.

 

4 Johann Sebastian Bach et Christian Ferdinand Abel ont œuvré ensemble à la cour de Köthen, et leurs fils, Johann Christian et Carl Friedrich, se retrouvant à Londres, collaborèrent étroitement pour faire connaître la musique de leur temps.

 

5 Les Bach-Abel Concerts sont considérés comme la première institution proposant des « concerts par abonnement ». Particulièrement dynamique et prestigieuse, elle offrit au public durant une trentaine d’années un grand choix de concerts de qualité.