Saison 2018-2019 – Quatuor Hagen

Mercredi 20 février 2019 à 20h30
Auditorium Saint-Pierre des Cuisines

 


Mondialement reconnu et admiré, le Quatuor Hagen rassemblait lors de sa création en 1981 quatre membres d’une même famille originaire de Salzbourg. Ce quatuor, « c’est d’abord un son, merveilleux de moelleux », « un modèle de qualité sonore, de diversité stylistique ». De la musique baroque à la musique contemporaine, leur répertoire s’est étoffé au fil des ans dans un bel esprit de découverte, d’harmonie, de réflexion et de mise en commun. Parvenu à une maturité certaine, le Quatuor Hagen a su garder l’esprit de cohésion et l’élan créatif de ses débuts. Après plus de 30 ans de carrière il figure toujours parmi les formations de musique de chambre de tout premier plan.

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Interprètes

Lukas Hagen – violon

Rainer Schmidt – violon

Veronika Hagen – alto

Clemens Hagen – violoncelle

 

Au programme

Dimitri Chostakovitch - Quatuor à cordes n°4 op. 83 en ré majeur

Antonin DvorakLes Cyprès, quatuor à cordes n°13 op.106 [B. 192] (3 extraits)

Franz SchubertQuatuor à cordes n°14 D 810, « La Jeune Fille et la Mort »

 

Dimitri Chostakovitch – Quatuor à cordes n°4 en ré majeur op. 83

 

Allegretto ~Andantino ~ Allegretto ~ Allegretto

 

« En écoutant ma musique, vous découvrirez la vérité sur moi, l’homme et l’artiste. »

 

Pianiste de formation, repéré comme « un talent novateur manifeste et stupéfiant », Chostakovitch se tourne assez rapidement vers la composition abordant tous les domaines. Ses débuts prometteurs sont soulignés et reconnus à l’étranger comme pouvant s‘apparenter à un courant avant-gardiste, mais l’intégralité de son œuvre s’inscrit dans un contexte historique bien particulier. L’avènement de Staline au pouvoir va sensiblement modifier le déroulement de sa vie et de sa carrière professionnelle. Durant toute sa vie Chostakovitch subit flatteries et humiliations. Parfois considéré comme l’« Artiste du peuple de l’URSS », honoré par plusieurs distinctions, prix et fonctions officielles, souvent sommé de faire son « autocritique » pour adhérer par son art aux « réalités de la vie actuelle du peuple russe »,  il doit se soumettre à certaines exigences, sous peine de « mises en garde » ou réprimandes*.

 

Pendant de nombreuses années il n’aura été considéré que comme « un compositeur officiel du régime soviétique », partagé entre l’ombre et la lumière et dont l’ambiguïté demeurera longtemps un frein à sa reconnaissance. Cette attitude a pu être interprétée comme une soumission à un régime totalitaire, voire comme une forme de propagande. Son œuvre peut être aussi appréhendée comme une sorte de résistance de la part d’un être blessé, humilié, censuré, contraint publiquement de se dédire et qui toute sa vie a lutté de l’intérieur pour conserver son intégrité.

 

En apparence, délibérément composé « pour le tiroir » en 1949, le Quatuor n° 4 est joué pour la première fois à Moscou le 3 décembre 1953, après la mort de Staline. L’une des particularités de l’œuvre repose sur l’emprunt de thèmes issus de la musique populaire juive pratiquée en Europe de l’Est que Chostakovitch aborde ici sous un angle plutôt stylistique et symbolique.

 

« Les juifs devinrent pour moi un symbole.
Ils concentrent en eux toute la fragilité humaine. »

 

En URSS, cette période est marquée par la montée d’un antisémitisme d’une rare violence, notamment envers les artistes. D’une certaine manière, ce quatuor, contemporain des Mélodies sur des poésies populaires juives op. 79, fait écho à toute forme d’oppression ou de persécution, y compris celles dont est victime le compositeur.

 

 

Conçue dans l’esprit d’une forme classique en quatre mouvements, dont trois Allegretto, l’œuvre présente des contrastes parfois saisissants. Jouant à la fois sur la brillance des motifs, le charme des tournures orientales ou le chaos sonore des dissonances, elle juxtapose des combinaisons modales et tonales équivoques. L’âpreté des nuances, la tension grinçante des registres suraigus accentuent l’effet d’une véhémence d’une extrême intensité. À l’agitation rythmique, parfois frénétique, répond quelquefois la douceur d’élans mélodiques beaucoup plus harmonieux, source d’apaisement et de détente. L’atmosphère générale qui se dégage de l’œuvre laisse malgré tout une impression de profonde mélancolie, de souffrance et de lamentation d’où jaillit par moments une note d’espoir.

 

 

Antonín Dvořák – Quatre extraits des Cypřiše [Les Cyprès - Cypresses] B 152

 

La version pour quatuor à cordes date de 1887

 

« Ces petites compositions étaient à l’origine des chansons (18),
dont quatre ont été publiées sous le titre Op. 2…
Je les ai écrites en 1865 et maintenant, après 22 ans,
je les ai arrangées pour quatuor sous le titre de Echo of Songs. »

 

Moderato ~ Já vím, že v sladké nadeji

Je voudrai croire pouvoir t’aimer, toi qui prends si bien soin de notre amour. Mais lorsque nos regards se croisent, dans cette nuit splendide, sous le ciel qui est celui des amants, mes yeux se remplissent de larmes. Car à l’affût de notre bonheur, un méchant destin nous épie !

 

Allegro ma non troppo ~ V tak mnohém srdci mrtvo jest

La nuit envahit bien des cœurs, ainsi qu’en de profonds déserts où il n’y a plus d’espace que pour le chagrin et la douleur. L’illusion d’un bonheur ardent trouble le cœur, qui languissant de tristesse, croit alors encore aimer. Et dans cet état de douce langueur, ce cœur, déjà mort, retourne en un paradis où il rechante sa très ancienne légende.

 

Andante ~ Zde hledím na ten drahý list

Ici je regarde cette chère lettre placée dans un petit livre, et je veux relire ces doux demi-échos de ton cœur. Avec un mot cher tu dis que tu seras à moi pour toujours, et que tu me reverras, que rien ne nous séparera ! Et nous nous sommes revus, et j’ai reconnu les changements du monde : il ne me reste que la lettre qui tombe placée dans un petit livre.

 

Allegro scherzando ~ Nad krajem vévodi lehký spánek

Un doux sommeil règne au pays sous cette claire nuit de mai. Une brise légère frôle les feuilles. La paix est descendue du ciel. Les fleurs se sont assoupies. Un chœur plein de mystère sourd du ruisseau. La nature entière médite à son bonheur. En tout lieu l’agitation s’est calmée. Les étoiles se sont unies, et la terre aborde le cercle céleste. Mais mon cœur, qui jadis connut la félicité parfaite, mon cœur, lui, est transpercé de douleurs.

 

Très jeune, dans son village, Dvořák s’initie à la musique. Après une formation d’organiste il intègre l’orchestre de Prague en tant qu’altiste solo. Le répertoire de la musique orchestrale et lyrique le séduit et devient l’un des domaines propices à ses ambitions de compositeur. En 1871 il quitte l’orchestre pour se consacrer essentiellement à la composition. Suite à ses premiers succès il obtient de la part du gouvernement autrichien « des subventions annuelles pour artistes pauvres mais doués ». Sa réputation grandit et suscite de nombreuses invitations qui le conduisent en Angleterre puis en Allemagne, en Autriche et en Russie où il dirige ses œuvres et répond aux diverses commandes qui lui sont faites. En 1892 il se rend aux États-Unis, sollicité par la ville de New York pour diriger le Conservatoire et la classe de composition. C’est pour lui l’occasion d’enrichir encore son langage au contact de nouvelles influences méconnues en Europe. De retour à Prague en 1895, il reprend son poste au Conservatoire et se consacre à la composition de ses dernières œuvres.

 

Imprégné des chants et danses de sa Bohême natale, région encore sous domination de l’Empire austro-hongrois, Dvořák participe à « l’éveil de la conscience musicale » pour la reconnaissance de la musique tchèque. Selon Brahms, son style, aisément identifiable, demeure l’expression « d’un talent véritable, riche et attirant ». Il rend compte chez le compositeur du traitement spontané de la mélodie et de la manière de métisser subtilement les influences populaires comme source d’inspiration avec un savoir-faire qui lui est propre.

 

En 1865 Dvořák compose Les Cyprès [Cypřiše] B.11, premier cycle de 18 mélodies pour voix et piano sur des textes du poète et dramaturge morave Gustav Pfleger-Moravský**. Il choisit de ne pas les publier, mais demeurées présentes à son esprit, il les revisite pour les insérer dans quelques-unes de ses œuvres plus tardives.

« Ce sont huit Chansons d’amour sur des textes lyriques.
Imaginez-vous un jeune homme épris d’amour, c’est leur contenu. »

En 1887 Dvořák transcrit pour quatuor à cordes 12 des18 mélodies extraites du cycle Les Cyprès. L’œuvre est jouée à Prague en 1888 mais n’est éditée que bien plus tard. Dans ce quatuor, assez complexe au vu de son élaboration, Dvořák, fidèle à l’esprit du cycle en conserve l’atmosphère, les tournures mélodiques, harmoniques ainsi que le rythme inhérent à la prosodie. La maîtrise de l’écriture du compositeur dans le domaine de la musique de chambre lui permet de traduire avec justesse et simplicité le caractère initial des différentes pièces, n’en modifiant que peu certains aspects. Le traitement des textures, des couleurs sonores propres aux cordes, des nuances savamment dosées viennent enrichir le côté évocateur où se mêlent poésie, lyrisme et onirisme qui donnent sens à ces « images sonores ». Tout un champ d’expression est exploré pour évoquer la perception d’un amour attendu ou déçu. Les quelques solos confiés au violon ou à l’alto renforcent l’expression lyrique allant d’un sursaut d’espérance au désespoir le plus profond. En toile de fond, la nature accueillante et consolatrice, accompagne le déroulement confidentiel du sentiment amoureux.

Franz Schubert – Quatuor à cordes n° 14 en ré mineur D. 810

Der Tod und das Mädchen   ~ La Jeune Fille et la Mort

 

Allegro ~ Andante con moto ~ Scherzo. Allegro molto ~ Presto

 

« Mes créations existent par ma connaissance de la musique et par celle de ma douleur. »

 

C’est au sein du cercle familial que Schubert, très tôt, se familiarise avec la musique de chambre. À la frontière entre classicisme et romantisme, il a su se garder de certaines influences, développant un style très personnel intimiste et éloigné de toute emphase. Modeste, de nature mélancolique, sans réelle ambition si ce n’est celle de composer jusqu’au bout de ses forces, Schubert se juge comme « un homme dont les espérances les plus radieuses ont été réduites à néant […] en qui l’enthousiasme du beau menace de s’éteindre… ». Éloigné du succès, il conserve  quelques « souvenirs heureux », partagés avec ses fidèles amis lors de « schubertiades » où l’on récite des poèmes, où l’on chante et joue ses lieder, ses œuvres pour piano à deux et quatre mains et sa musique de chambre. Chez Schubert, qui « fit chanter la poésie et parler la musique »*** tout devient expression d’un moi intérieur, partagé entre désillusion et espérance dont seule la mort pourra le délivrer.

 

En 1817 Schubert compose le lied Der Tod und das Mädchen [op. 7 n° 3 D 531] d’après un poème de Matthias Claudius. Ce lied met en scène sous forme de dialogue et de manière symbolique deux personnages, la vie et la mort, opposant ainsi la peur au réconfort. En 1824 le compositeur reprend cette thématique fort prisée des romantiques sous une forme différente, celle du quatuor à cordes. D’une tonalité d’ensemble assez sombre, l’œuvre est interprétée à Vienne en 1826 sans réel succès et n’est éditée à titre posthume qu’en 1832.

 

La référence au lied est ici évidente. Traité de manière apaisante ou plus tourmentée, le thème de la mort, très présent dans le second mouvement, plane sur l’ensemble de l’œuvre. Transposée aux cordes dans le quatuor, l’évocation littéraire et poétique confiée au duo des voix dans le lied prend une dimension autre, proche d’un choreute. En en modifiant la structure, l’ampleur et la plénitude du champ sonore, Schubert en élargit la portée dramatique.

 

C’est dans le second mouvement Andante, de forme thème et variations, que le ressenti d’une forme d’apaisement est le plus sensible. Exposé dans une nuance pp aux quatre instruments, le thème à l’ambitus resserré et très statique dégage une sensation de répit bienfaiteur, de sérénité toute tempérée. Dans les cinq variations qui suivent Schubert le modèle par une amplification de l’écriture, des nuances et des intervalles, le faisant circuler d’un registre à l’autre. Évoquée par les changements d’atmosphère et de combinaisons instrumentales dans les mouvements rapides, l’image de la lutte entre la séduction et la fébrilité demeure sous-jacente, noyée dans le flux sonore. S’exprimant parfois quasi à l’unisson, parfois plus librement, le discours se fait plus dense, rugueux et mordant. Accentué par le côté obsédant des cellules rythmiques et la répétition de certains motifs, il traduit jusqu’au final une sorte de précipitation, d’emballement, de fatalité qui n’est pas sans rappeler la tragique chevauchée du Roi des Aulnes.

 

 

* En 1948 lors d’une réunion des « représentants de la création musicale », Chostakovitch plaide pour plus de liberté et d’ouverture. Il est aussitôt accusé par le Comité central qui lui reproche un « langage trop abstrait… la représentation fréquente d’idées et de sentiments étrangers à l’art réaliste soviétique, ses convulsions expressionnistes, ses phénomènes névrotiques. ». Démis de ses fonctions d’enseignant à plusieurs reprises, ses œuvres sont aussi interdites d’exécution. En diverses circonstances il fait preuve d’allégeance sous forme de « réponse d’un artiste soviétique à de justes critiques » en composant ou en remaniant des œuvres de manière plus conformiste.

 

** Entre 1881 et 1888, le compositeur revisite l’œuvre à plusieurs reprises et la modifie. Sont ainsi « métamorphosées » les Six mélodies (Šest písní op.2 B.123) et les Quatre mélodies (Čtyři písně op. 2 B.124) sur des poèmes de Gustav Pfleger-Moravský, d’après les « Cyprès » B.11 et, en 1888, les huit Chansons d’amour (Písně milostné op. 83 B.160). Elles sont alors éditées et portent le titre de Love Songs. Peu après, Dvořák  regroupe 12 des mélodies, en modifie l’ordre pour composer son quatuor auquel il donne le titre de Echo of Songs. Le catalogage chronologique des œuvres de Dvořák établit au XXe est celui du musicologue Jarmil Burghauser.

 

*** A la mort de Schubert, le dramaturge et poète Franz Grillpazer, proche du compositeur  est, selon le pianiste Philippe Cassard, l’auteur de l’épitaphe : « Il fit chanter la poésie et parler la musique ».