Saison 2018-2019 – Roger Muraro

Lundi 11 mars 2019 à 20h30

Auditorium Saint-Pierre des Cuisines


« Quatuor pour la fin du temps »


Grand interprète de Messiaen, pianiste virtuose « éclectique, ouvert sur un monde musical sans frontière », Roger Muraro aborde tout le répertoire pianistique avec le même plaisir et la conviction profonde de devoir mettre son jeu « au service de la poésie et de la sincérité ». Il sait aussi, occasionnellement, s’entourer de très bons musiciens rompus aux pratiques chambristes. Dévoiler avec rigueur et imagination toutes les richesses d’une partition, pour en « dégager l’émotion, les couleurs, le romantisme à fleur de peau et les ambiances sonores », demande une certaine humilité, une écoute attentive qui permet au jeu collectif de s’épanouir pleinement.

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Interprètes

Roger Muraro – piano

Fanny Robilliardviolon

Raphaël Perraud – violoncelle

Patrick Messina – clarinette

 

Au programme

Debussy Sonate pour violon et piano

Robert Schumann3 Fantasiestücke pour clarinette et piano op. 73

Gabriel FauréElégie pour violoncelle et piano op. 24

Olivier MessiaenQuatuor pour la fin du temps (1940)

 

Claude Debussy – Sonate pour violon et piano en sol mineur

Allegro vivo ~ Intermède. Fantasque et léger ~ Finale. Très animé

 

«  […] elle sera intéressante à un point de vue documentaire de

ce qu’un homme malade peut écrire durant une guerre. »

Entre l’été 1915 et le printemps 1917, dans un contexte peu favorable, Debussy compose trois sonates « dans la forme ancienne, si souple, sans la grandiloquence des Sonates modernes1 », marquant ainsi un retour à une forme de classicisme que le compositeur a volontairement rejetée depuis plusieurs années. Celle pour violon et piano, troisième des Six Sonates pour divers instruments et dernière de la série, est achevée dans la souffrance. « Pleine d’un joyeux tumulte », elle est interprétée en première audition le 5 mai 1917, salle Gaveau. Debussy, malade, dont c’est l’une des dernières apparitions publiques, est au piano.

 

Si l’œuvre respecte un découpage en mouvements distinctifs et certaines particularités liées à la forme sonate, le langage, lui, demeure assez libre et audacieux, conservant la trace d’une inspiration toujours vivace. Très tôt, souvent hostile à toute forme de contrainte, Debussy fait figure de « rebelle ». En s’autorisant certaines libertés il s’attache davantage à élargir son univers sonore, captant de multiples influences pour forger un langage d’une grande force évocatrice. Raffinement mélodique, chatoiement harmonique, subtilité rythmique et évocations poétiques résultent d’une combinaison souvent heureuse au service d’un art qui correspond selon lui au « génie musical de la France… quelque chose comme la fantaisie dans la sensibilité. »

 

Plutôt conçue dans cet esprit, c’est plus par l’agencement de motifs de caractère fort différent, qui s’enchaînent et s’entremêlent, que cette sonate surprend et séduit. Tour à tour lyriques ou fantasques, pathétiques ou tendres, expressifs ou suggestifs, les différents motifs parcourent l’ensemble de l’œuvre, laissant apparaître au fil des trois mouvements quelques éléments hispanisants ou, par le retour de thèmes déjà exposés, un semblant de forme cyclique.

 

Robert Schumann – Trois Fantasiestücke pour clarinette et piano, op. 73

Zart und mit Ausdruck ~ Lebhaft, leicht ~ Rasch und mit Feuer

 

« […] cette année est pour moi la plus féconde.

Les tempêtes font rentrer l’homme en lui-même, et j’ai trouvé dans le travail

une consolation aux terribles évènements extérieurs2. »

Ces trois pièces brèves datent de 1849, alors que Schumann traverse une période de fortes désillusions et de mal-être lié à la persistance des troubles auditifs. Intitulées Fantasien, elles reflètent en partie la dualité permanente qui habite Schumann, manifeste à travers les deux figures qui le caractérisent, le rêveur Eusebius et l’impulsif Florestan. Elles montrent également l’attrait de ce compositeur, féru de littérature, à l’imagination foisonnante pour les univers oniriques et fantastiques. Pas de précision de tempo ici, mais des indications, en allemand, qui suggèrent une volonté de créer un climat particulier.

 

Typiquement schumanienne, l’œuvre donne l’impression d’une longue mélodie au flot ininterrompu qui se déploie tout au long des trois pièces de forme lied, à la manière d’une conversation soutenue. La première, « tendre et expressive », teintée d’une mélancolie presque intimiste, évolue peu à peu vers la douceur. De diffuse, la clarté se répand progressivement dans la deuxième pièce plus animée, « vivante et légère », pour se projeter vers une sorte d’exubérance sonore dans la troisième pièce, « rapide et avec feu ». Le timbre si caractéristique de la clarinette permet de jouer sur différents registres de couleur et d’échelles sonores pour mettre en valeur le caractère spécifique de chaque pièce. Le dialogue permanent entre piano et clarinette, enrichi par l’interpénétration des motifs, le jeu des modulations, les contrastes d’humeur, prend tout son sens au service d’une musique qui se suffit à elle-même.

 

Gabriel Fauré – Élégie pour violoncelle et piano, op. 24

 

Dans une lettre de juin 1880 adressée à son éditeur, Fauré écrit :

 

 « […] L’accueil fait à mon morceau de violoncelle a été excellent

et m’encourage beaucoup à faire la Sonate entière. »

 

Au croisement de deux siècles, toute la vie de Fauré est traversée de belles rencontres musicales et littéraires et de grands bouleversements sociétaux. Né sous le règne de Louis-Philippe, Fauré subit quelque peu les influences d’un romantisme qui s’estompe progressivement. À sa mort, la Troisième République règne. En quelques années, le paysage musical, artistique et culturel s’est complètement transformé sous l’impulsion créatrice de nombreux courants et individualités.

 

Considéré comme un grand mélodiste, Fauré est aussi un grand harmoniste dont les œuvres n’ont pas toujours été appréciées à leur juste valeur. Par la clarté et la sincérité de son langage en constante évolution, il demeure l’un des compositeurs les plus novateurs de la dernière partie du XIXe et l’une des figures majeures du renouveau de la musique française. Formé à l’École Niedermeyer3. Fauré occupe successivement des postes de maître de chapelle, d’organiste, avant d’être nommé professeur de composition puis directeur du Conservatoire de Paris.

  

Pièce relativement courte, créée en 1883 dans le cadre des concerts de la Société nationale de musique (SNM), dont Fauré est l’un des membres actifs, l’Élégie, composée à l’origine pour violoncelle et piano, date vraisemblablement de 1880. Elle est sans doute l’ébauche d’un Andante, mouvement lent d’une sonate que Fauré envisage alors d’écrire. Par la suite il en propose une version pour orchestre.

 

L’œuvre adopte une forme en arche, de caractère élégiaque où s’exprime librement la sensibilité du compositeur. Elle est en substance l’expression poétique et lyrique qui permet l’alternance et la confrontation entre douceur et plainte, ardeur et exaltation, dans un jeu que s’échangent les deux instruments tout au long de son déroulement. Au dire de J.-M. Nectoux, l’Élégie, écrite dans la tonalité d’ut mineur, peut être considérée comme « l’une des dernières manifestations du romantisme musical français » où s’affiche « une telle expression directe du pathos ». Par la suite l’écriture s’affranchit de toute recherche d’effet. Le style plus épuré, l’expression plus retenue s’enrichissent de lignes mélodiques fluides, de recherches harmoniques inédites et complexes, de modulations recherchées aux tournures modales raffinées. Au même titre que la mélodie et les pièces destinées au piano, c’est dans le domaine de la musique de chambre que Fauré a su imposer sa personnalité singulière.

 

Olivier Messiaen – Quatuor pour la fin du Temps4

 

« Je vis un Ange plein de force, descendant du ciel, … ayant un arc-en-ciel sur la tête […] se tenant debout sur la mer et sur la terre, il leva la main vers le Ciel et jura … :

 

“Il n’y aura plus de Temps ; mais au jour de la trompette du septième Ange, le mystère de Dieu se consommera.” – Apocalypse de Jean, chapitre X -

« Mon Quatuor pour la fin du Temps a été conçu et écrit pendant ma captivité

en tant que prisonnier de guerre et a eu sa première mondiale

au Stalag VIIIa, à Görlitz, en Silésie, le 15 janvier 1941. »

Dans sa préface, Messiaen cite cet extrait qu’il intègre à sa propre présentation. Il y décrit également les caractéristiques de son langage musical « essentiellement immatériel, spirituel, catholique », les particularités liées aux rythmes ainsi que quelques « conseils aux exécutants ».

Les circonstances de la composition du quatuor peuvent être qualifiées d’exceptionnelles. Elle repose sur la rencontre de quatre instrumentistes, dans un camp, pendant la guerre. La première présentation de l’œuvre se fait devant un parterre où sont réunis officiers allemands, personnel et prisonniers de nationalités et d’origines sociales différentes. Messiaen est au piano. À ses côtés, Étienne Pasquier au violoncelle, Henri Akoka à la clarinette, Jean Le Boulaire au violon, tous instrumentistes de talent. Grâce à la bienveillance de quelques responsables, les musiciens ont bénéficié d’un certain respect et de faveurs toutes relatives.

 

Cette œuvre, unique à bien des égards, est celle d’un homme qui se dit profondément croyant et dont les œuvres sont des « méditations sur les mystères de la Foi ». Image poétique, la dimension temporelle qui renvoie à l’éternité, est abordée à la fois comme une réflexion théologique et une représentation symbolique. Sa transposition en musique passe par quelques procédés d’écriture chers au compositeur5.

 

L’instrumentation varie d’une pièce à l’autre. Écrit pour violon, violoncelle, clarinette et piano, « des instruments de fortune », le quatuor comprend huit mouvements. « Sept est le nombre parfait, la création de six jours sanctifiée par le sabbat divin ; le sept de ce repos se prolonge dans l’éternité et devient le huit de la lumière indéfectible, de l’inaltérable paix. » La composition des différents mouvements, dont certains sont antérieurs à ce séjour au camp, se fait au fur et à mesure de la mise à disposition des instruments, seul le clarinettiste ayant le sien. Par de nombreux aspects ce quatuor, d’une grande complexité d’écriture et techniquement difficile, est très représentatif d’un style de pensée et d’écriture propre à Messiaen, difficilement imitable.

 

1. « Liturgie de cristal » ~ quatuor, le chant est confié à la clarinette

 

« Entre trois et quatre heures du matin, le réveil des oiseaux : un merle ou un rossignol soliste improvise, entouré de poussières sonores, d’un halo de trilles perdues très haut dans les arbres. Transposez cela sur le plan religieux, vous aurez le silence harmonieux du ciel. »

 

2. « Vocalise, pour l’Ange qui annonce la fin du temps » ~ quatuor

 

« La 1ère et la 3e parties (très courtes) évoquent la puissance de cet ange fort, coiffé d’arc-en-ciel et revêtu de nuée, qui pose un pied sur la mer et un pied sur la terre. Le “milieu”, ce sont les harmonies impalpables du ciel. Au piano, cascades douces d’accords bleu-orange, entourant de leur carillon lointain la mélopée quasi plain-chantesque des violon et violoncelle. »

 

3. « Abîme des oiseaux » ~ clarinette seule

 

« L’abîme, c’est le Temps, avec ses tristesses, ses lassitudes. Les oiseaux, c’est le contraire du Temps ; c’est notre désir de lumière, d’étoiles, d’arcs-en-ciel et de jubilantes vocalises ! »

 

4. « Intermède » ~ violon, clarinette et violoncelle

 

« Scherzo, de caractère plus extérieur que les autres mouvements, mais rattaché à eux, cependant, par quelques rappels mélodiques. »

 

5. « Louange à l’Éternité de Jésus » ~ violoncelle et piano

 

« Jésus est ici considéré en tant que Verbe. Une grande phrase, infiniment lente, du violoncelle, magnifie avec amour et révérence l’éternité de ce Verbe puissant et doux, dont les années ne s’épuiseront point. Majestueusement, la mélodie s’étale, en une sorte de lointain tendre et souverain. »

 

6. « Danse de la fureur, pour les sept trompettes » ~ quatuor

 

« Les quatre instruments à l’unisson affectent des allures de gongs et trompettes (les six trompettes de l’Apocalypse suivies de catastrophes diverses, la trompette du septième ange annonçant la consommation du mystère de Dieu). [...] Musique de pierre, formidable granit sonore ; irrésistible mouvement d’acier, d’énormes blocs de fureur pourpre, d’ivresse glacée […]. »

 

7. « Fouillis d’arcs-en-ciel, pour l’Ange qui annonce la fin du Temps ~ quatuor

 

« […] L’Ange plein de force apparaît, et surtout l’arc-en-ciel qui le couvre (l’arc-en-ciel, symbole de paix, de sagesse et de toute vibration lumineuse et sonore). – Dans mes rêves, j’entends et vois accords et mélodies classées, couleurs et formes connues ; […] et subis avec extase un tournoiement, une compénétration giratoire de sons et couleurs surhumains. Ces épées de feu, ces coulées en lave bleu-orange, ces brusques étoiles : voilà le fouillis, voilà les arcs-en-ciel ! »

 

8. « Louange à l’Immortalité de Jésus » ~ violon et piano

 

« […] Elle s’adresse plus spécialement au second aspect de Jésus, à Jésus-Homme, au Verbe fait chair, ressuscité immortel pour nous communiquer sa vie. Elle est tout amour. Sa lente montée vers l’extrême aigu, c’est l’ascension de l’homme vers son Dieu, de l’enfant de Dieu vers son Père, de la créature divinisée vers le Paradis. »

« Tout cela reste essai et balbutiement, si l’on songe à la grandeur écrasante du sujet ! »

 

1 Debussy souhaitait composer six sonates pour renouer avec « la tradition inscrite dans l’œuvre de Rameau remplie de trouvailles géniales presque uniques ». Est présent également l’esprit des Sonates en trio de Couperin, compositeur qu’il affectionnait.

 

2 En 1849 la famille réside à Dresde, ville en pleine insurrection. Schumann compose alors, entre autres, plusieurs œuvres pour instruments à vent accompagnées soit par le piano soit par l’orchestre.

 

3 L’enseignement musical dispensé à l’École Niedermeyer reposait sur un retour aux traditions polyphoniques sacrées et aux modes anciens dans le but de former « les futurs professionnels des églises ». La finalité de la SNM fondée en 1871 était de favoriser la diffusion de la musique française.

 

4 Titres, références poétiques et commentaires entre guillemets sont du compositeur.

 

5 Principaux procédés : rythmes « non rétrogradables » qui peuvent se lire de droite à gauche, être « augmentés ou diminués », rythmes grecs et hindous, plain-chant, gamme par ton et polymodalité, rapport son-couleur et sa transposition musicale… Compositeur et organiste, Messiaen fut également un professeur d’analyse musicale et de composition réputé et apprécié. Les chants d’oiseaux, son intérêt pour les sons, les rythmes, les modes venus d’ailleurs ont profondément influencé sa conception et son rapport à la musique.